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Napoléon VADOT

LE CREUSOT

SON HISTOIRE ET SON INDUSTRIE

1875

INTRODUCTION


Il y aura bientôt cent ans que le Creusot a été fondé, et bien qu'en 1793,c'est-à-dire une année après sa création, Daubenton en ait dit : « Cet établissement est une des merveilles du monde », la première partie de son existence a été marquée par une série de revers inouïs qui ne cessèrent qu'avec la prise de possession par MM. Schneider. Depuis lors, habilement dirigé, le Creusot a non-seulement marché constamment en tête du progrès industriel de notre pays, mais aussi lutté avec avantage contre les usines étrangères les plus renommées. Aujourd'hui, il constitue un ensemble aussi gigantesque que puissamment organisé, et, à tous égards, il mérite d'être connu; car quel spectacle magique et quelle source féconde d'études n'offre pas un tel établissement! Comment donc s'étonner qu'il ne se passe pas de jours sans qu'il soit parcouru par de nombreux visiteurs. Tantôt ce sont des professeurs ou des élèves de nos écoles spéciales qui viennent voir sur le vif ce qu'ils enseignent ou ce qu'ils étudient; tantôt ce sont des maîtres de forges qui viennent s'inspirer pour les améliorations qu'ils veulent introduire chez eux; ce sont, enfin, des personnes complètement étrangères à l'industrie qui sont heureuses de voir, au moins une fois, comment s'élabore ce fer qu'on emploie tous les jours sous leurs yeux, ou comment se construisent ces locomotives qui, sillonnant aujourd'hui des campagnes exclusivement réservées autrefois à la culture, apportent dans les villes le mouvement et l'animation.

Napoleon VADOT - Le Creusot - La grande Forge

Il y a quelques années on pénétrait assez facilement, et presque sans guide, dans l'intérieur de l'usine; mais en présence de l'affluence toujours croissante des visiteurs, et pour éviter les accidents qui pourraient survenir, MM. Schneider ont dû adopter les dispositions suivantes, qui règlementent les visites :
Les personnes qui désirent visiter les usines, auront à se présenter au bureau d'entrée de la Direction; elles devront inscrire leurs noms et leurs professions sur le registre à ce préparé. Un permis de visite leur sera délivré, s'il y a lieu, à l'heure règlementaire de la visite, c'est-à-dire le matin à neuf heures, et l'après-midi à deux heures.
Ce permis sera confié au guide, qui le remettra, après la visite, au bureau du contrôle.
Passé l'une des heures règlementaires, on est remis à la visite suivante.
Les visites n'ont pas lieu les dimanches et jours fériés.
Les guides devront être d'une grande « politesse envers les visiteurs et veiller à ce qu'ils ne s'écartent pas de l'itinéraire convenu, ne prennent aucune note ni croquis, et ne communiquent ni avec les ouvriers, ni avec les contremaîtres.
Les visites de nuit, celles à l'intérieur de la mine, sont formellement défendues.
Le Creusot (dont les bâtiments, couvrant une surface de vingt-et-un hectares, s'étendent presque sans interruption sur une ligne de deux kilomètres de long, depuis le commencement de la nouvelle forge jusqu'au gîte à ciel ouvert) est tellement vaste, qu'à moins d'y consacrer beaucoup de temps, il est impossible d'en examiner toutes les parties en détail. Les nombreux ateliers se succèdent forcément avec rapidité sous les yeux du visiteur, qui, ébloui par la multitude d'objets qu'il voit, n'a pas toujours le temps de se rendre compte de leur usage. C’est pour essayer d'y suppléer que nous avons voulu, après en avoir fait l'historique, décrire en quelques lignes les différents travaux de ce bel établissement.

HISTORIQUE

Dans cette partie de la France qui forme aujourd'hui le département de Saône-et-Loire, perdu au milieu d'un des sites les plus arides des montagnes qui séparent le bassin de la Saône de celui de l'Arroux, affluent de la Loire, il y avait, au siècle dernier, un misérable hameau qui avait nom : La Charbonnière.
La Charbonnière a disparu, et à sa place nous trouvons un colosse industriel : Le Creusot.
Le Creusot, 22 890 habitants, à 388 mètres d'altitude; chef-lieu de canton, arrondissement d'Autun, à 400 kilom. S.-E. de Paris, à 160 kilom. de Lyon, à 83 kilom. de Mâcon, à 30 kilom. d'Autun; station de la ligne Chagny à :Nevers (P.L.M.), télégraphe, poste aux lettres, 2 églises, est relié au canal du Centre, dont il est distant de 10 kilom., par un chemin de fer privé.
Ainsi, là où n'existaient naguère que quelques pauvres huttes, il y a maintenant la ville la plus peuplée d'un département qui compte 600 000 habitants; dans un endroit sans culture, autrefois privé d'eau et de moyens de communications, on voit une puissante agglomération d'hommes. Quelle est donc la cause, nous dirions presque le miracle, qui a produit un résultat si prodigieux qu'on ne le retrouve plus de nos jours qu'en Amérique ?
C'est que, dans cette localité, en apparence si déshéritée, la nature, aux époques lointaines que les géologues désignent sous le nom de période houillère, avait mis une source de richesse en y déposant une puissante couche de houille, cet élément devenu indispensable à toute industrie métallurgique. C'est que, de plus, il s'est rencontré un homme de génie qui a su tirer un immense parti de cette position et dont la volonté a su vaincre des difficultés sans nombre pour arriver au but qu'il s'était tracé.
Les habitants de La Charbonnière, en grattant le sol, avaient trouvé la houille, qu'ils tiraient à découvert au quartier des Riaux; mais elle n'était encore employée qu'au chauffage des maisons. Cependant, comme elle commençait à être chose appréciée en France, M. François de la Chaise se fit donner, en 1769, sur une étendue de vingt-quatre lieues carrées, la concession des mines de houille dont il avait reconnu l'existence dans l'ancienne baronnie de Montcenis; et, bientôt, on songea d'autant plus à tirer parti de cette matière que l'anglais Williams Wilkinson venait d'inventer le cubilot, appareil destiné à refondre la fonte au moyen du coak ou coke, employé comme combustible.
Aussi, en 1782, une société (Les statuts de cette société, fondée sous la raison Perrier-Beltlinger et Cie, furent approuvés par le roi le 17 septembre 1784.) dans laquelle le roi Louis XVI était entré comme actionnaire, établit au Creusot une fonderie royale de canons qui prospéra pendant quelques années. Une plaque en laiton, trouvée dans la démolition des premiers bâtiments construits, porte l'inscription suivante qui consacre cet événement :

L'AN DE L’ÈRE CHRÉTIENNE 1782.
LE HUITIEME DU RÈGNE DE LOUIS-SEIZE
PENDANT LE MINISTÈRE DE M. LE Mis DE LA CROIX-CASTRIES
M. IGNACE-WENDEL-De HAYANGE COMMISSAIRE DU ROY
M. PIERRE TOUFFAIRE INGÉNIEUR
CETTE FONDERIE LA PREMIERE DE CE GENRE EN FRANCE A ÉTÉ
CONSTRUITE POUR Y FONDRE LA MINE DE FER AU COAK
SUIVANT LA MÉTHODE APPORTÉE D'ANGLETERRE ET MISE EN PRATIQUE
PAR M. WILLIAMS-WILKINSON


Il n'y avait là pourtant aucun cours d'eau qui pût mettre en mouvement les appareils; mais Watt, en perfectionnant si heureusement la machine à vapeur, avait donné à l'industrie une force motrice d'une puissance illimitée à laquelle on eut recours, et l'on voit encore, dans la cour de la Direction, conserve avec soin, un cylindre à vapeur portant la date de 1782 et le nom de Wilkinson.
A cette époque les voies de communications faisaient complètement défaut; le canal du Charollais, depuis canal du Centre, passa enfin de l'état de projet dans le domaine de la réalité, et un régiment de troupes fut mis à la disposition de l'ingénieur (Gauthey, ingénieur des Etats de Bourgogne.) chargé d'exécuter ce travail; ce ne fut toutefois qu'à la fin de 1793 que la navigation put y commencer.
Le pays environnant possédait aussi des sables que l'on voulut utiliser pour la fabrication du verre; en 1784, sous le patronage de la reine Marie-Antoinette, on créa une cristallerie d'où sont sorties de magnifiques pièces et qui fonctionna jusqu'en 1832, époque où elle fut achetée et arrêtée par Baccarat. Il en est resté les deux fours coniques, dont l'un sert maintenant de temple protestant, l'autre de réservoir aux eaux de la ville, et l'habitation des gérants de l'usine a gardé le nom de Verrerie.
Sur ces entrefaites la Révolution avait éclaté, la guerre s'était allumée à la suite et répandue dans toute l'Europe; la parole étant au canon, les circonstances étaient bien peu favorables aux travaux pacifiques de l'industrie, et la pensée, du reste, était ailleurs. Aussi, jusqu'en 1815, le Creusot dut se borner à travailler pour le gouvernement; on y fondit non-seulement des projectiles, mais encore des canons de fonte et de bronze, qui étaient finis et essayés sur les lieux. Une petite éminence située à côté de la gare, et qui porte toujours le nom significatif de Montagne des Boulets, a perpétué ce souvenir. Lorsque la paix arriva, le Creusot, dont la vente était décidée depuis 1808, fut surpris par le brusque changement qui en résulta, et, ne sachant pas ou ne pouvant transformer sa fabrication, il fut obligé de s'arrêter.
En 1818, MM. Chagot, qui devaient plus tard exploiter si avantageusement les mines de Blanzy et créer le Montceau, se rendirent adjudicataires de l'établissement moyennant neuf cent mille francs. Malgré tous leurs efforts, le succès ne vint pas couronner leur entreprise; ne pouvant tenir tête aux usines plus heureuses qui leur faisaient concurrence, ils se virent contraints de céder, et, le 12 janvier 1826, le Creusot passait entre les mains de la société Manby-Wilson et Cie, qui avait acheté, pour un million, dix trente-deuxièmes de la propriété.
Cette compagnie, qui possédait déjà l'usine de Charenton, apportait avec elle l'affinage et le soudage du fer à la houille, procédés expéditifs et économiques, appliqués depuis plusieurs années déjà dans les forges anglaises, et par lesquels elle voulait remplacer les méthodes de fabrication du fer jusqu'alors suivies en France. L'intention était bonne, mais l'entreprise était hardie, car on n'était pas suffisamment préparé, chez nous, à cette innovation; les conditions sidérurgiques des deux pays n'étaient pas les mêmes.
Au dix-huitième siècle en effet, la métallurgie anglaise, réduite aux abois par suite du manque de combustible végétal, s'était vue sur le point de succomber lorsque, vers 1785, Cort et Partnell la sauvèrent en inventant ou pour mieux dire, en faisant entrer définitivement dans la pratique le puddlage ou affinage de la fonte à la houille dans un four à réverbère. Il n'y avait pas à choisir : depuis longtemps des essais avaient été tentés pour substituer le combustible minéral au charbon de bois, et le nouveau procédé constituait pour nos voisins une question de vie ou de mort. Aussi s'empressèrent-ils de l'adopter et d'y apporter les perfectionnements dont il était susceptible.
En France, au contraire, l'industrie du fer, peu avancée, n'était sortie que depuis quelques années de l'engourdissement où elle était restée pendant les longues guerres que nous avions subies ; d'immenses forêts donnaient encore en abondance le combustible nécessaire à l'alimentation des hauts fourneaux et, outre que les fers fabriqués ainsi étaient d’une qualité bien supérieure aux fers puddlés, leur emploi s'était fixé dans les habitudes, si difficiles à changer parfois, des petits artisans.
Ainsi, MM. Manby-Wilson, obligés de faire venir d'Angleterre la plus grande partie de leurs ouvriers, allaient avoir non seulement à lutter contre les difficultés sans nombre inhérentes à toute nouvelle installation, mais aussi à vaincre tous les obstacles qui s'opposaient au placement de leurs produits. Leur tentative, cependant, ramena pour un moment la vie et le mouvement au Creusot; mais, hélas ! ce réveil ne fut pas de longue durée. L'heure de la grande industrie et des grandes productions n'était pas encore sonnée; c'était trop que de trouver des débouchés à la fois pour le Creusot et Charenton. La marine à vapeur et les chemins de fer, ces deux puissants agents de consommation et de transport, n'existaient pas encore, et un ingénieur célèbre ne disait-il pas, vers cette époque, qu'il était impossible de faire mouvoir un chariot à vapeur sur des barres de fer.
Dans ces conditions, la faillite ne pouvait tarder à arriver; elle eut lieu le 25 juin 1833. Repris par MM. Coste frères, Jules Chagot et autres, le Creusot fut enfin cédé au mois de décembre 1836, au prix de 2 680 000 francs, à MM. Schneider frères et Cie. C'était la fin de la période de revers, les succès allaient commencer et se continuer sans interruption.
Loin de s'effrayer des échecs éprouvés par leurs prédécesseurs et des trente millions déjà engloutis, les nouveaux gérants arrivaient avec des idées d'agrandissement; ils avaient compris que les chemins de fer et la navigation à vapeur, bien que encore à leurs débuts, allaient donner une immense impulsion à l'industrie métallurgique. Aussi l'un de leurs premiers actes fut-il de fonder un atelier de constructions mécaniques d'où sortit, en 1838, la première locomotive de fabrication française, et dès l'année suivante on y commençait la construction des machines de navigation.
Au reste, d'après le procès-verbal du jury d'admission du département de Saône-et- Loire pour l'exposition de 1839, voici quelle était alors la situation de l'usine :
« Un puits d'épuisement, servi par une machine à vapeur de deux cent cinquante chevaux, avait permis de porter l'exploitation des houillères à 700 000 hectolitres ;  un chemin de fer de 10 kilomètres venait de réunir le Creusot au point de partage du canal du Centre ; quatre hauts-fourneaux étaient en activité : à l'un d'eux venait d'être appliqué le procédé Cabrol, utilisé également aux fourneaux de forge. Les minerais provenaient de Chalençay, de Varennes et de diverses mines du Berry; un nouveau procédé d'affinage dit au four bouillant, avait remplacé les mazeries ; la production du fer était de 5 à 600 000 kilogrammes; une fonderie fournissait déjà les pièces de grande dimension.
Les ateliers de construction venaient d' être montes sur une échelle considérable pour ce temps ; au lieu de six feux de forges à la main, cinquante étaient allumés ; cent ouvriers chaudronniers travaillaient le cuivre et la tôle; quatorze locomotives avaient été construites, et l'on soumettait au jury un quinzième moteur destiné au chemin de fer de Bâle à Strasbourg, coté au prix de 40 000 francs, et dont les roues motrices, toutes en fer, paraissaient d'une seule pièce. Le jury constatait qu'après avoir livré la première locomotive d'origine nationale qui ait fonctionné en France, le Creusot avait fourni des moteurs pour les chemins de fer de Saint-Germain, de Versailles, de Saint-Etienne à Roanne, et qu'il en construisait deux pour le chemin de fer de Milan en Italie. Deux bateaux à vapeur à coque de tôle de soixante chevaux pour la Saône et de quatre-vingts pour le Rhône étaient sur le chantier. Déjà six kilomètres de rails sillonnaient le sol de l'usine et vingt-trois machines à vapeur donnaient huit cents chevaux de force ; six cents mineurs, douze cents forgerons, tourneurs, ajusteurs, monteurs, employés divers, constituaient un personnel de dix-huit cent cinquante ouvriers, facilement porté à deux mille en comprenant les irréguliers. »
Mais, comme le jury ne croyait pas que la consommation de machines fut jamais assez grande chez nous pour nous permettre de constituer une industrie nationale, tous ces faits si importants, qu'il constatait pourtant avec admiration, ne l'empêchaient pas d'exprimer ainsi son opinion :
« Enfin, tout un ensemble d'ateliers de construction de machines, pour ainsi dire créé et monté sur une échelle qui permettrait au Creusot de lutter contre l'Angleterre pour le prix et la perfection du travail, si l'industrie en France donnait assez d'importance à la consommation des machines pour que de grands ateliers pussent, comme chez nos voisins, reproduire constamment les mêmes modèles. »
On ne disposait, à cette époque, comme instruments de forgeage, que du marteau à cames et du marteau frontal, deux outils d'une puissance et surtout d'une course très restreintes; c'était un grave inconvénient qui empêchait de faire entrer dans les machines aucune grosse pièce en fer forgé: bielles, manivelles et arbres de poids un peu considérable se faisaient en fonte. Il y avait donc là un problème important à résoudre. Stimulé par MM. Schneider, M. Bourdon, l'habile ingénieur du Creusot, en entreprit la solution et y réussit pleinement en inventant le marteau-pilon.
Par une de ces étranges coïncidences qui ne sont pas sans exemple, puisque le même fait devait se reproduire deux ou trois ans plus tard au sujet de la planète Neptune, M. Bourdon en France et M. J. Nasmyth en Angleterre s'étaient posé la même question presque en même temps, et ce fut presque en même temps que les deux célèbres ingénieurs firent connaître leur invention. Le certificat de dépôt de la demande de brevet faite par MM. Schneider est du 19 avril 1842 ; la patente de M. Nasmyth a été scellée en Angleterre le 9 juin de la même année, et la description a été immatriculée en décembre suivant.
Armé d'un tel engin, le Creusot put alors entreprendre la construction de frégates de 450 chevaux, et les paquebots le Labrador, le Canada, le Caraïbe, l'Orénoque et l'Albatros ne tardèrent pas à venir lutter dans la Méditerranée et l'Océan avec les bâtiments anglais.
Quelque temps après un accident imprévu enleva M. Adolphe Schneider, l'aîné des deux frères. En revenant d'une promenade à cheval, le 3 août 1845, il fit une chute si malheureuse qu'il se tua sur le coup; un monument commémoratif, élevé sur la route de Couches, montre la pierre sur laquelle vint porter son front. On adopta alors la raison sociale Schneider et Cie, que l'on a gardée depuis, et M. Eugène Schneider resta seul à la tête du Creusot jusqu'à ces dernières années, où il s'adjoignit son fils, M. Henri Schneider.

Napoleon VADOT - Le Creusot - Hauts-fourneaux


La tâche, quoique bien lourde, n'était pas au-dessus de ses forces. Il se traça résolument son but: faire de son usine le premier établissement industriel du monde, et, le but fixé, il déploya toute son énergie, toute son activité pour y arriver. Chaque année, pour ainsi dire, vit donc de nouveaux agrandissements s’ajouter aux agrandissements précédents; ce furent d'abord les ateliers de constructions, qui devinrent successivement les plus importants et les mieux outillés que l'on connaisse ( Le chantier de Chalon, qui s'élève suir les bords de la Saône et d'où sont sortis tant de ponts, avait d'abord été destiné à fabriquer les coques de bateaux à vapeur ; sa création remonte au 1er mai 1839.). Lors de la guerre de Crimée, en 1855, ils étaient déjà assez vastes pour qu'on ait pu, en 7 mois, y construire 17 machines de 150 chevaux pour canonnières et batteries flottantes, achever 4 machines de 650 chevaux pour vaisseaux de ligne et commencer 3 machines de 800 chevaux pour frégates.
Les hauts-fourneaux s'accrurent en nombre et prirent des proportions colossales, puis ce fut le tour de la forge, qui, bien que composée de 50 fours à puddler et 35 fours à réchauffer, fut reconnue insuffisante; transportée à un kilomètre environ de sa place primitive, elle fut reconstruite entièrement à neuf et reçut un matériel perfectionné nécessaire à une production annuelle de 140 à 150 000 tonnes.
Les voies ferrées, établies pour relier entre elles les différentes parties de l'usine, se multiplièrent, prirent l'écartement ordinaire des chemins de fer et furent, en 1862, prolongées jusqu'aux mines de Mazenay. Perreuil, placé sur le bord du canal, fut chargé de pourvoir à une énorme consommation de briques de toutes formes et de toutes dimensions.
Enfin, en 1869, on mettait en marche un magnifique atelier destiné à la fabrication de l'acier par les procédés Bessemer et Martin; pour le compléter, un nouveau bâtiment, qui s'élève entre la nouvelle forge et la ligne de Lyon, recevra d'ici à quelque temps une splendide installation, appropriée à la fabrication des bandages et grosses pièces en fer ou acier forge. On aura une idée de ce que va être cette nouvelle partie de l'établissement quand on saura qu'elle doit renfermer un pilon dont le marteau pèsera 60 000 kilog.
La consommation avait dû naturellement se ressentir d'un tel accroissement; depuis longtemps la houillère du Creusot ne suffisait plus à alimenter l'usine de combustible; il avait fallu en tirer d'ailleurs, et, sous ce rapport, on était devenu tributaire des voisins. Pour remédier, du moins en partie, à cet état de choses, MM. Schneider, en 1869, se rendirent propriétaires des mines de Montchanin et Longpendu dans le département de Saône-et-Loire, de celles de Decize dans la Nièvre; en 1872, ils acquirent celles de Montaud dans la Loire et des parts de propriété à Beaubrun (Loire) et à Brassac (Puy-de-Dôme). En même temps, ils s'assuraient un large approvisionnement de mine de fer en ajoutant les mines d'Allevard (Isère) et de Savoie (Savoie) à celles qu'ils possédaient déjà. Pour finir d'énumérer les améliorations dues à M. Schneider, disons qu'il a fait poser une ligne télégraphique qui permet aux employés des divers services de correspondre entre eux sans dérangement
Par ce que nous venons de dire, on doit comprendre qu'un tel établissement a dû toujours tenir un rang très-distingué dans les différentes expositions qui ont eu lieu; et si nous ne parlons ici que de celles de Paris en 1867, et de Vienne en 1873, c'est que, lors de la première, le Creusot s'était vraiment surpassé lui-même. Dans le Parc, près du quai d'Orsay et de l'avenue de la Bourdonnaye, MM. Schneider avaient construit un pavillon dans lequel ils avaient réuni tout cet ensemble si magnifique et si varié qui caractérise leur usine. Les visiteurs, frappés d'admiration, passaient de longues heures à examiner successivement et avec un intérêt toujours croissant des tableaux statistiques attestant que l'accroissement de la population ne lui avait rien fait perdre de sa moralité; des travaux sortant des écoles de petits garçons et petites filles ; une série des houilles extraites et des minerais employés au Creusot ; une autre série des fontes et des différentes qualités de fers qui y sont produites avec de nombreuses applications; une colossale machine de 950 chevaux destinée au navire cuirassé Océan; une locomotive mignonne pour petite voie; une machine-tender pour service de marchandises et une machine express destinée au Great-Eastern-Railway (Angleterre) ; enfin, de nombreux dessins dont il serait trop long de faire ici l'énumération.
Aussi ne fut-on pas étonné que le jury général, après avoir mis le plus grand soin à tout étudier, rendît un éclatant hommage à la supériorité du Creusot dans toutes les branches de l'industrie du fer, en lui décernant les récompenses dont voici la liste:
Hors concours. – Nouvel ordre de récompenses (Règlement général du 7 juin 1866, titre VI, art. 30 : « Un ordre distinct de récompenses est créé en faveur des personnes, des établissements ou des localités qui, par une organisation ou des institutions spéciales, ont développé une bonne harmonie entre tous ceux qui coopèrent aux mêmes travaux et ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, moral et intellectuel. » Un jury spécial, composé des plus hautes notabilités de tous les pays, avait été institué pour cette partie de l'exposition; M. Schneider, qui en faisait partie, témoigna sa volonté expresse d'être mis hors concours.)
Grand prix. - Produits bruts et ouvrés des industries extractives (Groupe V - Classe 40).
Grand prix. - Matériel et procédés de l'exploitation des mines (Groupe VI - Classe 47).
Médaille d'or. - Matériel des chemins de fer (Groupe VI - Classe 63).
Médaille d'or. - Matériel et procédés du génie civil (Groupe VI - Classe 65).
Médaille d'or. - Matériel de la navigation et du sauvetage (Groupe VI - Classe 66).
Médaille d'or. -Matériel et méthode de l'enseignement des enfants (Groupe X - Classe 89).
Médaille de bronze à M. Nolet, directeur des écoles, coopérateur, Matériel de l'enseignement des adultes (Groupe X - Classe 90) (Nous y ajouterons la nomination au grade de chevalier de la Légion d'honneur de M. Henri Schneider et de M. O. Dubois, l'habile ingénieur qui a construit la nouvelle forge.).
L'éloignement ne permettait pas de renouveler à Vienne ce qu'on avait fait à Paris; cependant un choix intelligent des matières exposées permit encore au Creusot d'occuper un rang tel qu'il fut mis hors concours et qu'il obtint une médaille de progrès et 13 médailles de collaborateurs. Dans la partie qui lui était réservée, on s'arrêtait pour voir: une jolie vue pittoresque et un plan géométral du Creusot; une série de houilles et de minerais; des fontes destinées à l'affinage, à la fonderie et à la fabrication de l'acier avec les laitiers qui leur correspondent; des fers classés par numéros de qualité de 1 à 7 ; des aciers classés par numéros de dureté de 1 à 11 et par marque de qualité avec des applications ; les profils des rails et fers marchands, fabriqués par les forges du Creusot ; une machine pour ateliers à cylindres verticaux ; une locomotive à fortes rampes pour train à marchandises, destinée au service de la Compagnie du Midi ; des roues montées avec essieux et bandages en acier du Creusot ; un cylindre brut de fonderie destiné à l'appareil moteur de l'aviso le Pétrel, et enfin six dessins de ponts.
Nous venons de voir par quelles phases est passé le Creusot pour devenir ce qu'il est actuellement ; entré avec résolution, dès 1837, dans la voie d'un progrès continu et raisonné, ayant à sa tête des gérants profondément versés dans les affaires, qui ont su le doter d'une administration de premier ordre et d'une population intelligente et laborieuse, il s'est trouvé largement préparé à soutenir la lutte lorsqu'est venu le traite de commerce. La concurrence ne l'a pas effrayé; il a accepté courageusement les nouvelles conditions qui étaient faites à la métallurgie française, sachant bien que, grâce aux méthodes économiques qui président à son immense production, il résisterait victorieusement aux usines britanniques. Ses fers n'ont pas craint la comparaison avec les meilleures marques anglaises correspondantes, et, en ce moment, ses rails en acier sont assez appréciés pour être recherchés dans toutes les parties du monde.
Egaler, sinon surpasser nos voisins, c'est bien à cela, en effet, qu'ont constamment tendu les efforts de M. Schneider; nous en trouvons la preuve en relisant ces phrases écrites par lui à la suite d'un voyage en Angleterre fait en 1846 :
« Je ne connais pas de spécialité industrielle où nous soyons aussi loin de l'Angleterre que nous le, sommes pour celle des grandes constructions de machines, et cependant c'est l'âme de tout développement industriel d'un pays; mais si nous sommes si arriérés, je ne connais pas de production où la France puisse franchir aussi vite et aussi facilement la distance qui la sépare de la nation rivale. Nos ingénieurs ont plus de connaissances théoriques et d'esprit d'invention; nos fers sont meilleurs, s'ils sont plus chers; nos ouvriers aussi intelligents, mais moins formés. Notre tort est surtout d'avoir mis la théorie pure à la place de la pratique guidée par la théorie et d'avoir trop pensé au système sans avoir assez pensé à la perfection d'exécution. Une excellente idée mal exécutée donne de mauvais résultats, et une bonne exécution matérielle donne de la valeur pratique à une idée médiocre. Or, on n'obtient de l'exécution parfaite qu'avec de bons outils et non pas seulement avec des hommes; on en obtient surtout dans les grands ateliers, où rien n'est économisé; on en obtient avec la volonté absolue d'arriver à tout prix à la perfection. »
Aujourd'hui, que des locomotives fabriquées au Creusot courent, en Angleterre, sur la ligne du Great-Eastern-Rai1way, ces quelques lignes, qui indiquaient avec tant de justesse la marche à suivre, peuvent nous servir d'utile jalon pour mesurer le chemin parcouru par l'industrie française dans ces trente dernières années.
Nous en aurons encore une idée en jetant un rapide coup d'œil sur l'accroissement de la production de l'usine du Creusot:
En 1836, cette production ne dépassait pas annuellement 40 000 tonnes de houille et 60 000 tonnes de fer;
En 1844, trois mille ouvriers dépendaient de l'établissement qui, depuis 1839, avait déjà fourni à la navigation quatre mille chevaux de force;
En 1847, on était arrivé à produire20 000 tonnes de fer par an, quantité qu'on avait doublée en 1860 ;
En 1867, la production se mesurait par les chiffres suivants: 200 000 tonnes de houille, 300 000 tonnes de minerai, 130 000 tonnes de fonte et 100 000 tonnes de fers et tôles; les ateliers de constructions avaient livré depuis leur création:
1 l 00 locomotives ;
125 marteaux-pilons ;
168 appareils de marine d'une force totale de 39 945 chevaux
630 machines fixes d'une force totale de 30 000 chevaux.
Enfin, aujourd'hui, la production est de 190 000 tonnes de houille (avec les annexes 715 000), 190 000 tonnes de fonte, 160 000 tonnes de fer et acier.

L'USINE

Un quart d'heure à peine s'est écoulé depuis que l'on a quitté Montchanin, où la ligne de Moulins s'embranche sur celle de Chagny à Nevers, lorsque la locomotive, après avoir longé la grande forge et l'atelier des bandages pendant près de 800 mètres, annonce, par un coup de sifflet, son entrée en gare. Un panorama à la fois étrange et grandiose se déroule alors aux yeux étonnés du voyageur : il est en présence de ce Creusot dont la réputation est parvenue aux quatre coins du monde.
Juste en face de lui, il a la belle installation des puits Saint-Pierre et Saint-Paul; à droite, au fond de l'étroite vallée où il se trouve, il aperçoit les hauts-fourneaux, l'aciérie et les ateliers de constructions avec leurs cheminées de 80 à 85 mètres de hauteur, véritables géants de l'industrie chargés de porter jusque dans les nues des torrents de vapeur et de fumée; à sa gauche, il voit le puits Saint-Laurent, la gare privée, la grande forge et l'atelier destiné à fabriquer les bandages. Au-dessus de l'ensemble et couronnant la colline, la ville étale ses maisons noirâtres, auxquelles font vis-à-vis les habitations disséminées et de jour en jour plus rares qui s'élèvent sur la Marolle.

Napoleon VADOT - Le Creusot - Les aciéries

Presque en sortant de la gare, après être passé sur un pont jeté au-dessus des voies ferrées de l'usine, on arrive au bâtiment de la Direction; c'est là qu'il faut aller pour obtenir le guide et la permission nécessaires pour parcourir l'établissement, dans l'intérieur duquel nous allons introduire le lecteur.
En Angleterre, le pays par excellence de l'industrie du fer, on rencontre quelques rares usines, qui, pour des parties spéciales, ont une production égale et parfois supérieure à celle du Creusot; mais nulle part on ne trouve un ensemble aussi gigantesque, nulle part on ne trouve, sur une aussi vaste échelle, l'exploitation de la houille réunie à celle du minerai, la fabrication du fer et de l'acier réunie à la construction des machines. Seraing, en Belgique, bien que conçu sur le même plan, est loin de pouvoir lui être comparé.
De tous les établissements adonnés au travail du fer, le Creusot est donc, sans contredit, le plus vaste et le plus complet. Comme producteur de fer et d'acier, il peut se mettre en parallèle avec n'importe quelle forge; comme constructeur de machines, il rivalise avantageusement avec les meilleurs ateliers. Etabli sur la houille même et à proximité d'une riche mine de fer, placé presque au centre de la France, entouré aujourd'hui de voies de fer et d'eau qui lui permettent d'expédier facilement ses produits sur tous les points du territoire et de faire arriver ses approvisionnements jusqu'au cœur même de l'usine sans camionnage ni fausse manœuvre, il se trouve dans les meilleures conditions possibles pour développer son industrie et augmenter sa production. Celle-ci, quoique déjà immense, va toujours en croissant; elle est, de plus, tellement variée, qu'on peut dire qu'elle embrasse toutes les parties de la métallurgie. Extraire de la houille et du minerai, convertir le minerai en fonte, transformer cette fonte en fer et en acier qu'on livre ensuite au commerce sous toutes les formes possibles : fers marchands et profilés, tôles, rails, arbres de couche, ponts, locomotives, machines motrices, etc., tels sont, en effet, les différents travaux que le Creusot exécute et que nous allons examiner dans leur ordre naturel.

LA HOUILLÈRE

Napoleon VADOT - Le Creusot - Puits St Pierre et St Paul

Pendant cette effroyable période de siècles qui ont précédé l'apparition de l'homme sur notre globe, il y eut une époque dont la durée serait impossible à apprécier, même approximativement, où la terre (la partie du moins qui émergeait des eaux) fut couverte d'une puissante et luxurieuse végétation favorisée par la forte proportion d'acide carbonique que renfermait l'atmosphère. D'immenses forêts, qui n'ont plus d'analogue dans notre création moderne, renfermaient, outre plusieurs espèces de conifères, des lycopodes, des lepidodendrons, des stigmaria, des calamites, des équisetum et plusieurs espèces de fougères arborescentes qui atteignaient 15 à 20 mètres de hauteur. Les débris de ces plantes s'accumulèrent au fond des marécages, et là, réunis probablement ( A l'appui de ces probabilités, citons l'odeur ammoniacale dégagée par certaines houilles.) à des restes d'animaux mous qui ont disparu sans laisser de vestiges, ils subirent une décomposition et une fermentation dont le produit est cette matière noire, brillante, à texture compacte et schisteuse qui se nomme la houille, et renferme 70 à 85 pour 100 de carbone.
Dans les formations plus anciennes, la proportion de carbone augmente, et ce qu'on obtient alors prend le nom d’anthracite.
Les bouleversements des âges suivants rompirent, disloquèrent les couches primitivement horizontales ; des roches grenues ou feuilletées, les grès et les schistes s'y infiltrèrent et leur firent prendre des inclinaisons plus ou moins prononcées.
La couche houillère du Creusot, qui semble suivre la configuration du sol, a été brusquement redressée : au Nord, elle s'appuie sur le granit soulevé, tandis qu'au Sud, elle s'enfonce sous le grès rouge. Elle descend presque d'aplomb jusqu'à 240 mètres de profondeur, pour s'étendre ensuite en une nappe ondulée dont l'épaisseur atteint 15 et jusqu'à 30 mètres. Partout où la houille repose sur le granit, le charbon est maigre et passe insensiblement à l'état d'anthracite ; au contact du grès, au contraire, la houille, très-riche en gaz, a conservé ses éléments hydrogénés. Qu'elle soit maigre ou grasse, elle est d'une pureté extrêmement favorable à la métallurgie.
Divers indices permettent de croire qu'une masse immense, mais profonde de houille, unit les exploitations du Creusot à celles de Montchanin et à celles de Blanzy, situées à une distance de 20 kilomètres. De tous les sondages faits pour la rechercher, le plus important est celui de la Mouille-Longe, foré de 1853 à 1857, et poussé jusqu'à 911 m. 60. Le foret d'acier s'étant brisé alors, sans que, malgré les efforts faits, il fût possible de le retirer, on dut abandonner le travail. Toutefois, le terrain houiller a été retrouvé au-dessous des grès bigarrés, à la profondeur de 371 mètres, et, dans ce puits de près d'un kilomètre, M. Valfredin put vérifier la loi de l'accroissement de chaleur à mesure qu'on descend dans l'intérieur de la terre; mais il constata que le thermomètre montait d'un degré par 27 mètres seulement et non par 25 mètres d'abaissement.
A l'origine, on a exploité la couche de charbon dans les endroits où elle venait affleurer le sol ; mais, depuis longtemps, l'exploitation est entièrement souterraine, hormis sur un point situé au fond de la vallée et appelé le découvert de la Croix. Autour d'une vaste excavation, où l'extraction se pratique encore à ciel ouvert, on peut voir l'ouverture d'anciennes galeries abandonnées, tandis que d'autres, plus récentes, s'enfoncent horizontalement et vont attaquer la masse à différentes hauteurs. Au sommet de la colline, la houille, par une cause accidentelle, a pris feu et brûle lentement, en dégageant çà et là de légères fumées.
Les petites voies ferrées, que l'on a établies dans chacune des galeries, forment un ensemble de chemins de fer, sur lesquels circulent les wagonnets nécessaires à l'enlèvement des matières extraites. Poussés à bras ou remorqués par des chevaux, ils arrivent au pied d’un plan incliné qu'une locomobile, installée au sommet, leur fait remonter pour les amener au niveau du sol. Le charbon est ensuite conduit dans un vaste dépôt situé non loin de là, où, pour le débarrasser de ses impuretés, on lui fait subir un lavage. Un petit railway, traversant la montagne près de cet endroit, sert à transporter dans ce même dépôt les produits d'une exploitation pratiquée sur l'autre versant de la colline.
On a appliqué d'abord à la partie souterraine la méthode dite des éboulements, appelée aussi du nom expressif de foudroyage, qui en explique très-bien les effets. Au risque de se faire écraser et obligés de fuir devant l'éboulement, les mineurs, armés de longues perches, à l'extrémité desquelles étaient emmanchés des pics, provoquaient la chute du charbon par gros blocs au-dessus de leurs têtes. Cette manière de procéder présentait de graves inconvénients : pour soutenir le ciel de la mine, on laissait, comme étais, nombre de piliers de houille qui devenaient improductifs; la fermentation des charbons menus et sulfureux occasionnait des incendies dans les travaux, et, de plus, comme on ne s'occupait nullement de remplir les vides intérieurs, le terrain finissait par céder; d'immenses crevasses, telles que celles que l'on trouve sur la hauteur qui domine l'usine au nord, se propageaient jusqu'au niveau du sol; les bâtiments étaient menacés d'écroulement et les eaux envahissaient les chantiers souterrains.
La nécessité de ne rien laisser dans la mine, et, par conséquent, de produire la houille à meilleur compte, a conduit le Creusot, comme, au reste, tous les exploitants, à appliquer la méthode dite par remblais. Et si, malgré toute l'exactitude avec laquelle on la pratique, il est impossible, à mesure que l'étendue des vides augmente, d'empêcher une partie de la surface de suivre les mouvements du sous-sol et de s'affaisser peu à peu, du moins l'affaissement se fait d'une manière régulière.
La houille est abattue par étages successifs remblayés au fur et à mesure avec les roches stériles de la mine et celles qu'on y descend. Les mineurs, attaquant le charbon tendre à coups de pic, le charbon dur et les rochers par la poudre, creusent des galeries horizontales dont, à mesure qu'ils avancent, on soutient les côtés et le ciel par des pieux en bois posés bien solidement sur le sol même de la galerie et supportant des traverses recouvertes de fascines; c'est ce qu'on appelle le boisage de soutènement. On établit ensuite une petite voie ferrée sur laquelle roulent les bennes qui viennent chercher l'utile minéral. Elles sont classées sur le lieu même de l'extraction et portent une ou plusieurs fiches en bois, piquées dans leur contenu, pour indiquer si le charbon vient d'une exploitation plus ou moins mélangée de matières étrangères. Des chevaux, qui séjournent dans la mine où on les a descendus au moyen d'un harnais spécialement fait dans ce but, traînent ces bennes jusque vers le puits, et des hommes les poussent dans la cage qui doit les remonter à la surface du sol.
Autrefois, la margelle des puits était surmontée d'une mauvaise charpente, le câble rond en chanvre s'enroulait lentement sur un tambour cylindrique, horizontal ou vertical, et la tonne qui y était suspendue par des chaînes en fer oscillait librement dans le puits, où celle qui montait accrochait parfois celle qui descendait. Aujourd'hui, les puits, couronnés de belles et solides charpentes, sont guidés, c'est à dire munis, sur toute leur hauteur, d'une couple de fortes tiges en bois, véritable chemin vertical, le long duquel glissent les cages garnies de toits et de parachutes.
L'extraction, au Creusot, se fait par sept puits creusés autour de la vallée. Les deux principaux, nommés Saint-Pierre et Saint-Paul, sont situés en face l'un de l'autre et constituent un ensemble aussi magnifique que complet. Ouverts à grande section, ils fournissent à eux seuls 120 000 tonnes sur les 190 000 que produit la houillère. Chacun d'eux possède une très jolie machine à vapeur de la force de 100 chevaux. Celle-ci se compose de deux cylindres conjugués à longue course, attaquant directement l'arbre des bobines sur lesquelles s'enroulent des câbles plats passant sur de grandes poulies en fonte, établies au sommet de la charpente, au-dessus de l'ouverture du puits. La distribution est à coulisse, et le machiniste, placé en face de la recette, a sous la main : la mise en train, le changement de marche, les purgeurs et le levier d'un frein à vapeur énergique produisant un arrêt instantané. A côté de lui se trouve le porte-voix, qui lui permet de correspondre avec l'intérieur de la mine, et un mécanisme, mû par la machine même, met en mouvement une sonnette qui l'avertit du moment où il doit arrêter.
Lorsque la cage est arrivée à la hauteur de la plate-forme de réception, on en sort les bennes, et, suivant la qualité qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, est indiquée par des marques, les rouleurs les conduisent à l'un ou à l'autre des six culbuteurs placés au niveau même de la plate-forme. Celle-ci surmonte six cribles; chacun d'eux se compose d'une grille oscillante, percée de trous de 30 millimètres, qui retient, au moment où le culbuteur renverse la benne, les plus gros morceaux de houille; ces fragments s'appellent grelat, et ce qui a traversé la grille est un mélange de chatilles et de menu. On sépare ces derniers en les lavant, mais parfois aussi au moyen d'une seconde grille placée sous la première, et qui laisse passer seulement les morceaux qui n'ont pas quatorze millimètres.
La grosse houille est simplement triée par des femmes qui enlèvent avec soin les parties terreuses et les morceaux de roches qui y sont contenus; la plus petite est lavée pour la débarrasser des matières étrangères. A cet effet, huit lavoirs ont été installés sur une large estrade, placée au-dessous des cribles et supportée par des colonnes en fonte. Le lavage s'opère dans une bâche en tôle, où un flot d'eau, chassé par un piston rectangulaire, pénètre à travers un treillage en laiton, soulève le charbon plus léger que les schistes et l'en sépare. Le charbon, amené à la surface par le mouvement, est entraîné dans la partie de la bâche opposée au piston, où une chaîne à godets le prend pour le jeter à nouveau sur un crible incliné que les menus traversent, mais qui laisse couler les plus gros morceaux ou chatilles. Les schistes, maintenus au fond par leur poids, tombent dans un tuyau prismatique et sont de temps en temps recueillis par des wagonnets qui les emportent.

Trois larges voies de fer, se reliant à celles de la gare privée, amènent sous l'estrade des wagons de grande dimension, dans lesquels on pousse, par des trous, percés de distance en distance dans le plancher, la houille triée ou lavée, que l'on conduit ensuite dans les endroits où elle doit être utilisée.
A certains moments, on laisse écouler les eaux de lavage en les dirigeant, toutefois, dans des fosses, où elles déposent, sous forme de boue très-épaisse, un charbon en poudre impalpable, impropre à la métallurgie à cause des impuretés sulfureuses et autres qu'il renferme, mais très bon pour le chauffage auquel on l'emploie sous le nom de résidu.
Les houilles extraites sont de quatre natures différentes:
Les houilles grasses pour forges maréchales; elles contiennent 20 à 22 pour 100 de matières volatiles;
Les houilles mi-grasses pour fours à réverbère, renfermant 18 à 20 pour 100 de matières volatiles;
Les houilles maigres pour chauffage des chaudières, renfermant 13 à 18 pour 100 de matières volatiles;
Enfin, les anthracites, dans lesquels on n'en trouve plus que de 10 à 13 pour 100.
L'épuisement des eaux de la mine se fait sur divers points, mais surtout par le puits Saint-Laurent, construit spécialement dans ce but. On y a établi une puissante machine à vapeur du système Woolf, développant une force de 300 chevaux. Les deux cylindres, dont le grand a 2 m.60 de diamètre et 4 m. de course, actionnent sans volant et directement 6 jeux de pompes versant en moyenne, par jour, 2,000 mètres cubes d'eau dans l'étang de la forge, dont il sera parlé plus loin. La distribution est à cataracte ; un contrepoids placé à l'extrémité d'un énorme balancier équilibre le poids des tiges.
Decize et Montchanin, les deux principales succursales houillères du Creusot, comptent sept puits d'extraction et de nombreux appareils à vapeur fournissant une force totale de 2 000 chevaux.

LA VILLE

I


Agrandir sans cesse l'usine du Creusot, tout en la perfectionnant, ce n'était là que la moitié de la tâche qui incombait à M. Schneider, lorsqu'il avait voulu en faire le premier établissement métallurgique France. Il ne suffisait pas, en effet, d'augmenter toujours le nombre des laminoirs, des marteaux-pilons et des machines outils; il fallait aussi, pour faire fonctionner tous ces appareils, se procurer un personnel considérable qu'on devait chercher en grande partie au dehors, car l'ancien bourg du Creusot, même aidé des villages peu nombreux et peu peuplés des environs, était impuissant à le fournir. Mais toutes ces familles qu'on attirait des régions voisines la Bourgogne, la Franche-Comté, le Morvan, dans un pays dénué de ressources, il fallait, afin de les fixer là où on voulait qu'elles restassent, les loger, les nourrir, pourvoir en un mot à tous les besoins matériels et moraux que, dans les agglomérations urbaines, la communauté prend à sa charge. Et ce n'était pas tout ; car, cela fait, se dressait la redoutable responsabilité qu'on prenait moralement, mais jusqu'à un certain point cependant, de fournir en tous temps, malgré les crises commerciales et politiques, du travail à tous ces bras qui, pour donner du pain à toutes ces bouches, n'auraient su où s'employer ailleurs.
Certes, cette deuxième partie de la tâche n'était peut-être pas la plus facile à remplir, et, malgré cela, M. Schneider, secondé un peu, nous devons le dire, par une population laborieuse, intelligente et économe, a su pourvoir seul à tout; il n'a rien demandé à personne, il n'a eu recours à aucune subvention administrative. Le rôle de l'Etat et du département s'est borné à l'exécution ou à l'achèvement des voies de communication nécessaires pour desservir les besoins nouveaux.
En 1837, le Creusot n'était qu'un village de 3 000 âmes, aux rues boueuses, aux abords de maisons complètement négligés; aujourd'hui, c'est une ville plus peuplée que beaucoup de nos chefs-lieux de départements et aussi richement dotée, sous tous les rapports que peut l'être un centre exclusivement industriel. Il renferme 23 000 habitants qui fournissent la presque totalité des 9 800 ouvriers occupes journellement dans les divers services de l'usine.

L'aspect général de la ville est sévère; les fumées, que lui envoient en si grande abondance la forge et les ateliers, ont donné à ses édifices une teinte sombre et caractéristique. La partie centrale, celle qui forme le Creusot proprement dit, est bâtie sur le sommet et le versant de la colline Sud qui domine l'établissement, et quatre quartiers, nous dirions presque quatre faubourgs : les Riaux, la route de Couches, la Mollette et la Villedieu, viennent s'y ajouter pour compléter l'ensemble. Que les temps sont loin où n'ayant, pour ainsi dire, que des cahutes, le Creusot était constitué par le quartier des Riaux, situé au fond de la vallée, dans le prolongement des ateliers, et la rue Chaptal, aujourd'hui presque entièrement abandonnée !
Au début, les chefs de l'usine ont dû, naturellement, prendre l'initiative de la construction des habitations qu'ils louaient à des prix modérés; mais, peu à peu, ils ont ralenti leur action et laissé agir, en les aidant, toutefois, autant que possible, ceux de leurs employés et de leurs ouvriers qui voulaient adopter ce mode de placement de leurs épargnes ou se procurer le plaisir d'être chez eux.
En 1851, le nombre des maisons n'était encore que de 390, y compris deux grandes casernes ouvrières, dont la dernière achève en ce moment de disparaître pour laisser la place à l'aciérie, qui va s'agrandir de ce côté La première, située sur un emplacement qui fait maintenant partie de la nouvelle forge, a été démolie il y a une dizaine d'années. C'est pour la remplacer qu'on a construit la cité ouvrière de la Villedieu, non plus sur le principe du casernement dont on avait reconnu les inconvénients, mais, sur celui de l'entier isolement des ménages. Chaque maison, bâtie en briques et pierres, se compose d'une chambre et d'un cabinet carrelés avec mansarde-grenier sous le toit; la chambre d'entrée, la plus vaste des deux, est munie d'une cheminée servant à la fois pour le chauffage et la cuisine. Au dehors est la cave pour le vin et les provisions, et, par derrière, le jardin.
Les habitations sont disposées sur cinq alignements, avec rues longitudinales et transversales.
Chaque maison coûte, avec le jardin, 1 800 francs, et l'ouvrier qui l'occupe, paie, comme loyer, l'intérêt à 5 pour 100 de ce capital, soit 90 francs par an, avec la facilité, s'il a l'instinct de la propriété, d'acheter le logis et ses dépendances. A côté de la cité est le grand étang de la forge, où la Direction permet aux amateurs de pêcher à la ligne, mais non de jeter des filets.
Actuellement, le nombre des maisons dépasse 1 900; elles sont toutes, en général, bien éclairées, bien aérées, enfin bien construites; quelques-unes même, dans les plus nouvelles, le sont presque avec luxe. Elles bordent des rues pour la plupart alignées, spacieuses, garnies de trottoirs et offrant un développement de plus de 18 000 mètres. Des boulevards d'une longueur de 4 300 mètres, des promenades et des squares, plantés d'arbres, couvrent une surface de 10 hectares.
A mesure que les logements croissaient en nombre, ils s'amélioraient aussi sous le rapport de la salubrité et du confortable; il est peu de ménages maintenant, tant petits soient-ils, qui n'aient au moins deux pièces. En moyenne, la surface occupée par individu peut être estimée à 11 mètres carrés, avec un volume d'air de 32 mètres cubes.
A parcourir les rues, on comprend tout de suite qu'on est dans un centre de travail, et non dans une ville de plaisir. Aux jours ouvrables, on ne peut avoir qu'une faible idée du nombre d'habitants que contient le Creusot, car on le trouve silencieux et presque désert. Dès le matin, les hommes ont quitté leurs foyers pour se rendre aux ateliers, où ils demeurent enfermés jusqu'au soir, et il n'est resté dans les maisons que les vieillards, les femmes et les enfants; encore ces derniers ne tardent-ils pas à se rendre à l'école. Deux fois par jour, cependant, un grand mouvement a lieu; à onze heures du matin et à six heures du soir, la cloche sonne, c'est l'heure de la soupe ;les ouvriers sortent à flots pressés de l'usine, marquant leur passage par un bruit inaccoutumé, qui, bientôt, cesse et s'éteint. Chacun rentre chez soi pour prendre son repas et retourner au travail, ou se livrer au repos si la journée est terminée.
Le dimanche et les jours de fête, il y a un peu plus d'animation, et la ville se montre alors dans toute son importance; les rues se remplissent, tout le monde a fait toilette, et, si le temps est beau, chaque famille, au complet, part pour la promenade.
L'approvisionnement est assuré par des marchés quotidiens qui se tiennent sur deux points différents : les lundi, mercredi et vendredi, sur le boulevard du Guide ; les mardi, jeudi et samedi, sur la place de l'Eglise, où se presse une foule compacte, car ce sont les plus considérables. Les denrées alimentaires, que la localité ne peut produire, arrivent en abondance, amenées des fertiles pays environnants. En tous temps, les ménagères peuvent se procurer ce dont elles ont besoin avec autant de facilité et à aussi bas prix que dans n'importe quelle ville. Des jardiniers, venus des environs de Chalon et de Beaune, apportent, en grand nombre, des légumes frais et variés, suivant la saison, tandis que les habitants des villages plus rapprochés accourent vendre volailles, laitage et pommes de terre.
L'alimentation, saine et fortifiante, comporte le régime habituel de toutes les villes habitées par des gens aisés ; l'usage du pain blanc, de la viande et du vin est général; toutefois, il se fait une grande consommation de viande de porcs, qu'il est dans les habitudes des ouvriers d'abattre eux-mêmes.
Situé au milieu de montagnes incultes, loin de tout cours d'eau, peuplé presque uniquement de travailleurs, le Creusot n'a rien qui puisse en faire un centre commercial considérable. Il ne peut être ni un lieu d'entrepôt, ni un lieu de passage ; aussi, bien qu'ayant une certaine importance, à cause de sa nombreuse population, son commerce est-il purement local et basé seulement sur la vente des marchandises indispensables. A quelques exceptions près, il est exercé par d'anciens ouvriers ou contremaîtres de l'usine, souvent par des familles d'ouvriers encore en activité. L'usine avait il y a quelques années, un magasin où les ouvriers pouvaient trouver plus facilement, et à bon compte, certains objets spéciaux; elle a cessé de le faire fonctionner dès qu'elle a vu le commerce local en état de les livrer à des prix modérés.
Si le Creusot est un grand producteur de fer, en revanche, il est un grand consommateur d'eau ; car, sans eau en abondance, l'usine actuelle était impossible. Pendant longtemps, elle s'est contentée de faire usage des eaux descendant des collines et recueillies dans le bassin des Riaux. Celles qu'élevaient les machines d'épuisement pouvaient bien servir à certains emplois, mais non à l'alimentation des machines à vapeur, parce qu'elles attaquaient les chaudières. Un grand bassin, situé à l'endroit occupé maintenant par les souffleries des aciéries, recevait les eaux de condensation et toutes celles qui s'échappaient de l'usine après avoir servi à divers usages. D'un autre coté, pour pourvoir aux besoins intérieurs des maisons, on n'avait que des puits et quelques rares sources; aussi s'était-il établi des marchands d'eau qui parcouraient les rues à certaines heures, débitant ce liquide indispensable que l'on ne sait jamais si bien apprécier que quand on en est privé.
L'augmentation constante de la consommation nécessita deux installations nouvelles: l'une, la plus ancienne, est l'étang dont nous avons déjà parlé; le deuxième travail, qui se fit lors de la création de la nouvelle forge, fut d'amener d'une commune voisine, Saint-Sernin, par une conduite de 6 500 mètres, au moyen d'un siphon de 78 mètres de hauteur et d'un souterrain de 450 mètres de long, une eau potable qui est distribuée, par des bornes-fontaines, sur le pied de 500 mètres cubes par 24 heures, soit 21 litres par jour et par habitant. Au quartier de la Molette, pour élever l'eau du puits, on a remplacé par une locomobile, actionnant un arbre à bobines, le manège, mis en mouvement jusqu'à ces derniers temps par des chevaux.
Et voilà que, malgré cela, la quantité d'eau dont on dispose est devenue insuffisante, par suite de l'extension des ateliers, dont la bonne marche se trouve presque à la merci d'une sécheresse. Comprend-on quel désastre résulterait du chômage produit par un manque d'eau persistant! Certains ateliers, il est vrai, n'éprouveraient que les préjudices causés par la perte de temps; mais ce serait une véritable catastrophe pour les hauts-fourneaux, qui ne peuvent ni arrêter, ni même suspendre leur travail. D'un autre côté, le projet de 1862 n'avait pas prévu un accroissement aussi considérable de la ville, dont deux quartiers populeux, la route de Couches et la Sablière, sont déshérités de la distribution des eaux. Pour pourvoir à ces besoins nouveaux, MM. Schneider ont dû, cette fois, aller chercher l'eau au loin : des travaux importants, en cours d'exécution, ont pour but de dériver le Rançon, petite rivière qui sort du plateau d'Antully et vient se jeter dans le Mesvrin, à côté de Broye, et de l'amener au Creusot par une conduite en fonte et ciment de 22 kilomètres, capable de débiter un volume maximum de 10 000 mètres cubes par 24 heures. L'eau traversera le col de Montcenis au moyen d'un souterrain de 500 mètres de longueur, et, à son arrivée, elle sera livrée à la consommation publique par une fontaine monumentale sur la place de l'Eglise, et deux fontaines ornementales : l'une à la Sablière, l'autre au quartier de la route de Couches. Le surplus des eaux, non employées aux usages domestiques ou municipaux, restera à la disposition de l'usine, qui prend à sa charge les frais énormes de cette nouvelle installation.
L'éclairage a, naturellement, suivi les progrès que l'on réalisait sur tant d'autres points; les quelques lampes à huile de schiste, chargées d'éclairer autrefois les rues, ont disparu pour céder la place à de nombreux becs de gaz. L'usine à gaz, établie à côté du puits Saint-Laurent, dont elle utilise la cheminée, est installée de manière à fournir annuellement 100 000 mètres cubes pour la voie publique et 120 000 pour l'établissement et les habitations privées.
Malgré toutes les précautions que l'on peut prendre, il est impossible, avec un personnel aussi important, de ne pas voir, tantôt par une imprudence, tantôt par une sorte de fatalité, certains accidents se produire. Pour soigner ces victimes de l'industrie, on a dû créer un hôpital qui, reconnu trop petit, a été, en 1863, remplacé par un bâtiment élevé dans de meilleures conditions et mieux approprié à son but. Long de 62 mètres et profond de 10, il renferme 20 lits, 3 salles, des cabinets pour consultations, une pharmacie, une salle de bains, une lingerie avec dépendances, ainsi que les logements du chirurgien, du pharmacien et de l'aumônier. A certaines heures, les médecins, au nombre de cinq, y donnent des consultations; aux autres moments de la journée, ils font, ainsi que deux sœurs de charité, des visites à domicile. Les médicaments sont fournis gratuitement aux malades sur l'ordonnance du médecin qui les soigne. Pour avoir accès à la pharmacie, chaque ouvrier est muni d'un livret spécial, qu'il doit présenter en entrant, et sur lequel se trouve un extrait du règlement général, dont voici une partie :
« Tout ouvrier ou employé aux usines du Creusot, reçoit les secours du service médical pour lui, sa femme et ses enfants âgés de moins de 15 ans. Il pourra également les recevoir pour ses père et mère, lorsque ceux-ci sont infirmes, sont à sa charge et demeurent avec lui; enfin, en cas de veuvage, pour celle de ses filles, non mariée, qui dirige sa maison.
Les secours pécuniaires seront donnés, en cas de maladie, cinq jours après la cessation du travail, et seulement après trois mois de travail dans les usines.
Tout ouvrier blessé se transportera ou sera transporté immédiatement à l'infirmerie, pour y recevoir les soins que réclame son état et faire constater sa blessure. Il devra, en outre, faire remettre, dans les 24 heures qui suivront l'accident, un certificat du chef de service constatant que la blessure a été produite par le travail. »
Dans le principe, pour subvenir aux dépenses du service médical et alimenter la caisse de prévoyance, à laquelle incombait la charge d'allouer des indemnités pour les incapacités temporaires de travail, et de constituer des pensions aux veuves et aux orphelins des ouvriers morts à la peine, on avait, outre une allocation annuelle de l'usine, la somme résultant d'une retenue de 2 fr. 50 pour 100, faite sur le traitement de tout le personnel de l'établissement. En 1872, MM. Schneider, par un acte louable de générosité, supprimèrent la retenue et pourvurent entièrement aux frais de cette institution, d'une utilité si grande.
Trois médecins libres, un officier de santé et dix sages-femmes, complètent le service sanitaire de la commune. Cependant, le climat du Creusot est sain; l'air est vif comme dans tous les pays de montagnes, les courants de l'atmosphère se chargent d'emporter au loin les fumées et les poussières; et on a remarqué que, non-seulement les épidémies y sont peu fréquentes, mais que la ville a toujours été préservée des atteintes du choléra.
En hiver, la neige est rare et ne couvre pas longtemps la terre; le thermomètre ne descend presque jamais au-dessous de -8 à-10°; on l'a vu cependant à -18° pendant l'hiver de si triste mémoire de 1870-1871; en été, la chaleur est assez forte, et on a souvent des températures de +30 à +32° à l'ombre. Les orages sont, en général, peu nombreux et peu violents.
Quatre routes départementales venant de Couches et Chalon, de Montchanin, de Montcenis et Autun, et enfin d'Epinac, donnent accès au Creusot ; le canal du Centre, dont il n'est distant que de 10 kilom., et auquel aboutit le chemin de fer particulier, le relie avec la Loire, la Seine, la Saône et le Rhône. Une voie ferrée, la ligne de Chagny à Nevers, dont il est une des stations principales, et qui, s'embranchant sur la grande artère de Bourgogne, va rejoindre celle du Bourbonnais, le met en communication rapide, d'un côté, avec la Méditerranée, la capitale et l'Est, de l'autre avec les réseaux d'Orléans, de l'Ouest et du Midi. Presque à la sortie de la gare, le chemin de fer, avant de déboucher dans la vallée du Mesvrin, traverse un tunnel de 1 200 mètres de longueur.
En 1868, une loi érigea le Creusot en chef-lieu de canton, et il fut pourvu de toutes les attributions inhérentes à sa nouvelle situation; au commissariat de police, qui existait déjà, on ajouta une justice de paix, des huissiers, des notaires et une gendarme­rie; à la suite de la guerre de 1870, il a reçu une garnison de 1,200 hommes, logés dans une belle caserne construite sur la route d'Epinac, non loin de la gare.

II

C'était déjà, comme on a pu en Juger, un difficile problème à résoudre que celui de l'installation et de l'approvisionnement d'une nombreuse population ouvrière, et, cependant, MM. Schneider n'ont pas pensé que leur devoir se bornât à pourvoir aux besoins matériels; ils avaient parfaitement senti que les rudes labeurs de l'industrie exigent des hommes, non seulement bien constitués, mais aussi habitués à la discipline, au respect de l'autorité et possédant certaines connaissances.
De ces deux conditions, la viande et le vin, c'est-à-dire une bonne nourriture, aident beaucoup à remplir la première; mais la seconde ne peut s'obtenir que par l'éducation et l'instruction. Aussi, ces Messieurs n'ont-ils pas attendu, pour les développer sur une grande échelle au milieu de leur personnel, le progrès des idées libérales qui, depuis, se sont répandues en France.
Dès leur arrivée dans le pays, ils ont fondé des écoles de filles et de garçons qu'ils ont toujours entourées d'une grande sollicitude, et qui, depuis, n'ont fait que se transformer en se développant.
Douze professeurs, neuf classes de force graduée réunies dans un seul bâtiment, et où on était reçu dès l'âge de sept ans pour en sortir à celui de quinze ou seize, telle était, ces années dernières, l'organisation générale des écoles de garçons. A côté, on avait fondé, sur divers points de la ville, des succursales où l'on admettait les enfants trop jeunes pour rentrer dans les premières.
Cette disposition forçait donc des élèves encore peu âgés, et habitant au loin, à faire un trajet assez considérable pour se rendre à l'école. C'était un inconvénient que la transformation de 1873 a fait disparaître. Le nombre des professeurs a été porté à 35, y compris le directeur, et on a institué trois degrés d'enseignement élémentaire, auxquels sont affectées 30 salles spacieuses, réparties dans les différents quartiers de la ville, et trois degrés d'enseignement spécial, qui occupent un des deux corps de logis placés à droite et à gauche de la cure, le même qui contenait autrefois, avec une annexe, les neuf classes. Le second est consacré aux écoles de filles. Chacun de ces bâtiments couvre une surface de 385 mètres carrés et se compose d'un rez-de-chaussée avec premier étage. D'autres locaux, où sont des salles secondaires, le logement des sœurs, des maîtres et diverses dépendances, s'étendent sur une surface de 1 155mètres carrés; les cours de récréations n'ont pas moins de 5 000 mètres.
Malgré ce changement, le programme des études n'a pas été modifié; on part des notions les plus simples pour arriver à celles d'un véritable enseignement spécial. Dans les classes supérieures, les élèves suivent des cours de comptabilité, de dessin, de géométrie descriptive, de mécanique, de physique et de chimie. Toutefois, on a profité de cette réforme pour resserrer la discipline générale, surtout au moment de l'entrée et de la sortie des classes, et faire une plus large part à l'instruction religieuse. Elle n'était, auparavant, donnée que d'une manière insuffisante ; car l'aumônier, ayant à partager ses soins entre les garçons et les filles, se trouvait surchargé de travail. Aujourd'hui, trois ecclésiastiques, que l'on peut regarder comme de véritables professeurs, vont dans les salles, à des heures fixées, instruire les élèves sur les vérités religieuses. De plus tous les dimanches, les maîtres et maîtresses conduisent les enfants à deux messes dites spécialement, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles.
L'instruction, au Creusot, est gratuite, mais elle n'est pas obligatoire dans la force du mot; elle le devient cependant en fait, puisque nul enfant n'est reçu à l'usine s'il ne sait lire et écrire, et la porte est fermée à celui qui a été renvoyé pendant le cours des études. Il est vrai que le renvoi n'est prononcé que pour des cas graves, et après plusieurs avertissements adressés aux parents.
A la fin de chaque mois, on remet à l’élève, pour qu'il le communique à ses parents, un bulletin destiné à les renseigner sur son travail et sa conduite. En outre, il est tenu, pour chacun, une sorte de compte-courant intellectuel et moral par mois et par année, et, à sa sortie, chaque élève est placé par les chefs de l'usine, d'après ses notes, ses aptitudes, ses succès. Il n'est tenu aucun compte de la position des familles: les seuls titres de préférence sont les droits acquis à l'école. Les plus instruits entrent dans les bureaux, où certains d'entre eux sont arrivés aux premières places, tant dans l'administration que parmi les ingénieurs; les autres vont aux ateliers de construction, et, enfin, les moins avancés sont envoyés dans les autres services. Cette manière de faire, basée sur la différence du travail et du mérite, n'a jamais amené aucune réclamation et a toujours eu pour effet d'encourager les efforts des enfants, tout en leur inculquant le respect de l'autorité, qu'ils voyaient confiée aux mains des plus capables.
Chaque année, on présente un certain nombre d'élèves, parmi les plus intelligents, pour l'admission à l'école des Arts-et-Métiers d'Aix, et nous pouvons dire qu'ils y occupent toujours un rang distingué.
Il est, dès lors, facile de s'expliquer combien est puissant le prestige de l'instruction au Creusot, et pourquoi les écoles ont dû s'agrandir au fur et à mesure que l'usine se développait. En 1862, elles étaient fréquentées ( Nous ne parlons ici que des écoles communales; il existe en plus, 12 écoles libres pour petites filles.) par un nombre total d'enfants qui s'élevait à 2 393 ; en 1866, ce chiffre était devenu 3 000, et si, en 1874, il n'est que de 3 250, cette faible différence s'explique parce fait que, depuis 1866, la population n'a pas augmenté (Voici, au reste, quelle a été, à différentes époques, la population du Creusot : 1836 - 2,700 habitants. 1841 - 4,012 ;  1846 - 6,303 ; 1851 - 8,073 ; 1856 - 13,390 ; 1861 16,094 ; 1866 - 23,872 ; 1872 - 22,890). l'usine n'emploie qu'un très-petit nombre de femmes et point de filles avant l'âge de 17 ans, celles-ci peuvent rester un peu plus longtemps sur les bancs de l'école; elles ne les quittent que sachant convenablement lire, écrire, compter, connaissant un peu de géographie, d'histoire, de comptabilité ménagère, et pratiquant, avec une grande habilité, les travaux à l'aiguille.
Des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, au nombre de 32, dirigent les écoles de filles; sous leur surveillance, sont également placées les salles d'asile, instituées en 1873 par M. et Mme Henri Schneider. 610 enfants, ayant atteint l'âge de trois ans, y sont gardés tous les jours avec des soins vraiment maternels; et c'est là un immense service rendu aux mères de famille, qui peuvent, dès lors, vaquer avec plus de liberté aux travaux de leur ménage.
Une fois entrés dans la vie sociale, les jeunes gens trouvent encore moyen de continuer à s'instruire, ou se procurent des distractions par les lectures instructives et intéressantes que leur offre une bibliothèque importante, à laquelle ils peuvent s'abonner pour la faible somme de 1 fr. 50 c. par an. Le règlement autorise à emporter les volumes, à la condition de ne les garder que quinze Jours.
Entre l'école des garçons et celle des filles se trouve, avons-nous dit, la cure ; non loin est l'église surmontée d'une flèche élancée, moins haute cependant que la cheminée de 75 mètres, qui est presque en face. Cette église élégante, mais un peu petite pour le Creusot, a été élevée aux frais de M. Schneider. Elle a pu longtemps suffire aux besoins du culte; mais, quand la population fut devenue plus nombreuse, on sentit la nécessité de créer une nouvelle paroisse. En 1864, à l'occasion de son mariage, M. Henri Schneider fit construire, dans le quartier de la route de Couches, le plus éloigné du centre, une nouvelle église d'une jolie architecture, placée sous le patronage de saint Charles; elle est desservie par un curé et un vicaire. Malgré cela, l'ancienne paroisse a gardé une importance assez grande pour que son service nécessite encore un curé et trois vicaires.
Le culte protestant, qui existe au Creusot, a son service assuré par la présence d'un pasteur.

III

Ainsi, c'est grâce à l'instruction largement répandue, au régime des ateliers et à une bonne alimentation, que MM. Schneider ont pu transformer, en une réunion de travailleurs d'élite, un personnel qu'ils avaient trouvé peu exercé et manquant des conditions intellectuelles nécessaires aux travaux de l'industrie. Aujourd'hui, la facilité à saisir les instructions données, comme à rendre leurs pensées, l'aptitude à calculer, l'intelligence des plans, l'aisance à s'assimiler les idées et les procédés nouveaux, sont des qualités que l'on rencontre chez presque tous les ouvriers du Creusot, et qui démontrent, d'une manière irréfutable, leur complète transformation. Il n'est maintenant, presque point de travaux, qu'ils ne sachent très-vite comprendre et exécuter, et l'on peut dire que, pour l'industrie, il n'est guère de personnel d'atelier, aussi puissant et aussi habile.
Trois types : le mineur, le forgeron, le mécanicien, forment les trois grandes catégories dans lesquelles on peut ranger les ouvriers du Creusot, et, à première vue, il est assez facile de reconnaitre à laquelle ils appartiennent, tant on dirait presque que la nature de leurs travaux déteint sur eux. Le mineur est froid, impassible: il a l'air grave et silencieux que montrent presque toujours les personnes qui travaillent sous terre; le forgeron, plus ouvert et plus gai, présente souvent une figure brûlée par le feu; enfin, le mécanicien, aux allures vives, aux manières aisées, est propre et coquet comme les pièces qu'il travaille.
Malgré la divergence de caractère et d'habitudes, malgré la diversité du travail, la différence des salaires, toutes choses qui, dans les localités restreintes, créent si souvent, des luttes produites par l'antagonisme de corporations, les mineurs, les forgerons, les mécaniciens et d'autres corps d'état vivent au Creusot côte à côte, en bonne intelligence·et chacun de sa vie propre. Depuis de longues années, on n'a pas un exemple de querelle de métier.
L'observation du dimanche a toujours été maintenue aussi rigoureusement que le permettaient les circonstances; mais, le lundi, tout le monde rentre exactement au travail. Le nombre des journées de présence à l'usine de l'ouvrier est en moyenne de 22 à 24 par mois, et la durée de la journée varie avec le genre d'occupation : dans tous les ateliers, elle est de 10 heures effectives; à la forge, mais seulement pour les ouvriers des fours et des trains, elle est de 12 heures, coupée par des repos.
Au Creusot, la fixation des salaires, qui ont toujours suivi une marche ascendante, ne donne lieu ù aucun débat irritant. Bien que chaque ouvrier ait un tarif de journée nominal, en fait, il est rétribué selon ses œuvres, puisque le marchandage et un système de primes variées, appliquées rationnellement et avec justice, suivant les cas et les spécialités, permettent de stimuler et de récompenser l'intelligence ct l'activité. Ainsi, à la forge, on voit fréquemment un puddleur gagner 3 et 4 francs de plus que son voisin; car il est tenu compte à chacun, non-seulement de la quantité et de la qualité produites, mais aussi de la, consommation des matières premières. La comptabilité saisit instantanément tous ces éléments, et les chiffres, comme les résultats, en sont affichés soir et matin. L'encouragement est efficace et le débat impossible, quand le travail individuel est ainsi contrôlé et publié aux yeux de tous.
Il y aurait encore bien des détails à donner sur l'organisation de ce magnifique ensemble industriel; cependant nous nous arrêterons, croyant avoir suffisamment prouvé, par le tableau que nous venons d'en faire, que de merveilleux résultats y ont été obtenus. Le patron, nous l'avons vu, s'occupe avec sollicitude de l'ouvrier, de son bien-être matériel et moral: par l'instruction, il développe son individualité; par la propriété, il le met en pleine possession de lui-même ; l'ouvrier, à son tour, s'attache au patron, aime l'usine et devient fier de sa localité. Mais pourquoi faut-il que l'harmonie, qui découle naturellement de l'échange de ces nobles sentiments, ait étéun instant rompue ! De grands efforts ont été faits pour détacher des chefs de l'établissement la population qui les entoure ; un moment même on a pu croire qu’on y était parvenu; mais, avec un remarquable bon sens, celle-ci n'a pas tardé à comprendre que son avenir, ses intérêts, sont liés d'une façon indissoluble à la prospérité de l'usine et de ses patrons, auxquels elle s'est attachée plus que jamais Nous n'en voulons pas d'autres preuves que ce qui s'est passé dans une bien pénible circonstance : lors de la maladie qui vint subitement assaillir M. Schneider pendant les premiers mois de l'année 1874, la tristesse était peinte sur tous les visages, et, si c'était avec une anxiété douloureuse que chacun venait interroger le bulletin des médecins, rien ne saurait peindre la satisfaction qui accueillit la nouvelle que l'illustre malade était complètement hors de danger.