LA FABRIQUE DE DENTELLES A LA MAIN
Alors qu'en 1844 les Usines du Creusot sont en pleine activité et que les hommes trouvent facilement des emplois, il n'en est pas de même pour les femmes et les jeunes filles, chez qui l'oisiveté peut devenir funeste.
Mme Eugène Schneider (Félicie-Constance-EIisabeth-Amicie Lemoine des Mares, née à Sedan (Ardennes), fille de Gilles-Robert-Pierre Lemoine des Mares, chevalier de la Légion d'honneur, ancien député de la Manche, et d'Anne-Marie-Amicie Poupard de Neuflize ; elle épousa, le 28 octobre 1837, Joseph-Eugène Schneider.), soucieuse des intérêts de la population, songe à occuper les loisirs des femmes des ouvriers tout en leur procurant un gain appréciable.
Elle crée donc une école pratique et un atelier pour la fabrication de dentelles à la main, du genre de celles du Puy. L'apprentissage est gratuit et les ouvrières peuvent travailler à domicile, l'outillage n'étant ni compliqué, ni coûteux.
Cette fabrique fonctionnera pendant vingt-deux ans, de 1844 à 1866.
M. Courtois a écrit sur ce sujet un article des plus documentés dont nous mettons de larges extraits sous les yeux de nos lecteurs (Mémoires de la Société Eduenne, tome XXIV, page 287.) :
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« Il semble que, par un heureux contraste, il ait été dans la destinée du Creusot de s'essayer à la fois et parallèlement, à la fabrication des produits métallurgiques les plus durs, les plus trempés, les plus résistants, et à celle des œuvres les plus délicates et les plus fragiles : des navires, cuirassés d'un imperméable acier, qui assurent la défense maritime de nos côtes, des ponts et des viaducs qui franchissent les fleuves et les vallées, aussi bien que des cristaux qui, au commencement du siècle, étaient recherchés pour l'usage des tables et la décoration des appartements.
Après avoir fait connaître l'origine et les vicissitudes de la Cristallerie du Creusot, nous voudrions apporter une nouvelle contribution à l’histoire de l'industrie locale, en exposant la généreuse tentative qui avait pour objet d'établir la fabrication de la dentelle à la main. Ce sera encore une page ajoutée aux annales de la grande cité industrielle en même temps qu'un témoignage de reconnaissance et de respect envers la femme intelligente et modeste qui, dans l'ombre et sans bruit, s'était appliquée à offrir à la compagne de l'ouvrier un atelier où la force et la puissance cédaient la place au goût et à la grâce.
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Les premières dentelles faites au Creusot procédèrent de celles qu'on produit au Puy. Pas n'est besoin, pour la dentellière, d'un outillage coûteux et compliqué, de puissantes machines, ni de cheminées à perte de vue: un carreau du prix de 10 francs, tenant peu de place, facilement logeable chez soi, maniable et transportable sur le seuil de la porte, au jardin et même au champ, tel est l'outil principal de la fabrication ».
Ce fut dans une salle du premier étage du Château de la Verrerie que fut installé tout d'abord l'atelier, en octobre 1844. Ce furent les dix meilleures élèves de l'école supérieure de filles qui furent choisies comme premières ouvrières et Mlle Mariette Passiard, 18 ans, originaire du Puy, fut chargée de la direction. Malheureusement elle ne sut pas imposer sa volonté à ses élèves et on dut, en 1846, la remplacer par une nouvelle maîtresse, Colombe Gassien, originaire de Bayeux, 50 ans.
Autant la première était douce et bonne, autant la seconde fut acariâtre et grossière.
« C'était, dit M. Courtois, tomber de Charybde en Scylla, et on pouvait croire que les fabriques du Puy et de Bayeux, auxquelles Mme Schneider s'était adressée avec l’espoir d'y recruter de bonnes maîtresses, dans l'intérêt du Creusot, s'entendaient traîtreusement pour envoyer le personnel le plus propre à faire échouer l'entreprise et à détruire dans son germe une concurrence rivale. Cette jalousie est rendue sensible par le contrat que la Maison Pagny, de Bayeux, qui avait procuré la maîtresse, avait imposé, en se chargeant de fournir les dessins et les commandes sous réserve qu’elle pourrait refuser à son gré les dentelles défectueuses, Le Creusot se trouvait ainsi un simple atelier de production, dont le travail était à la merci d'une maison étrangère ».
L'administration de l'atelier avait été confiée à Mme Chatillon, mais elle dut bientôt être remplacée par M. Granger, chef comptable de l'Usine.
De plus, les dentelles étaient presque toutes refusées par la Maison Pagny et Mme Schneider dut se résoudre à envoyer Mlle Gassien vendre ses produits à Dijon, Lyon, Autun, etc ...
En revanche, un progrès avait été réalisé en ce sens que l'atelier était devenu une grande école d'instruction mutuelle dans laquelle les plus anciennes pouvaient instruire les plus jeunes.
« L'habileté était assez grande pour que cinq ans après les débuts de l'œuvre. Le Creusot eût pu envoyer à l'Exposition de 1849, à Paris, un châle de dentelle noire de Chantilly de 2 mètres sur 1m50 qui fit l’objet de l'admiration générale. Mme Schneider qui voulut conserver ce chef d'œuvre de la fabrication du Creusot, le paya 2 000 francs. Il se forma à ce propos une légende qui prétendait que l’exposition de cet article avait valu à Mme Schneider la Croix d'Officier de la Légion d'honneur. On avait sans doute confondu notre ordre national avec cette légion d'honneur de la bonté dans laquelle Mme Schneider pouvait certainement prétendre au rang le plus élevé. Quoi qu'il en soit de la légende, ce châle, œuvre d'ouvrières de 15 à 17 ans, faisait honneur à l'atelier creusotin et à sa fondatrice et permettait de bien augurer de 1'avenir si l’industrie dentellière eût pu prendre racine au Creusot.
Ce premier succès donna lieu à des commandes aussi flatteuses que propres à encourager la fabrication naissante. Les comptes ont, en effet, conservé la trace d'une dentelle de 0m50 exécutée par Mlle Vary, au prix de 50 francs le mètre, pour la marquise de Mac-Mahon.
Malgré ces résultats et par des procédés de comptabilité qui tenaient plus du miracle que de l'exactitude, l’œuvre était peu rémunératrice ... Après cette constatation, Mme Colombe Gassien fut remplacée par Mlles Clémentine Pastel et Alexandrine Mutel, qui prirent la direction de l'atelier le 20 octobre 1856. En même temps, M. Nolet, directeur des Ecoles et auteur d'une comptabilité scolaire pouvant s'appliquer à l'atelier de dentelles, fut chargé de tenir les comptes de r entreprise. Puis, à la mère vint s'ajouter la fille, Mlle Félicie-Catherine-Roberte Schneider, âgée de 17 ans, gage d'espérance qui partageait le patronage de l'atelier et recevait l’exemple et l'habitude du dévouement.
Grâce à cette réorganisation et à la discipline rétablie, les produits acquirent une plus grande perfection, les débouchés se multiplièrent, la vente devint plus productive, tout présageait une ère de prospérité. Le nombre des dentellières était monté de 10 à 178. Du fait de cet accroissement, l'atelier primitif était devenu trop étroit. Une salle fut donc détachée du vaste édifice, construit en 1836, pour les écoles des filles et affectée à la fabrique de dentelles.
Tout en laissant aux deux maîtresses un nombre suffisant d'apprenties à diriger. Mme Schneider, désirant et prévoyant de nouvelles recrues, fit choix de ses quatre meilleures élèves dentellières, les établit gratuitement dans les différents quartiers de la ville pour y répandre la propagande de l'exemple et leur assura un salaire mensuel de 2 francs par élève, C'est ainsi que Fillette Rousseau et Eugénie Robert furent installées rue de l'Eglise (Aujourd'hui rue de Nolay), Marie Sommier dans la rue du Guide et Antoinette Vary, rue de Mâcon, Ces ateliers épars s'ouvraient le matin de 8 heures à 11 heures et le soir de midi et demi à 6 heures. Ils recevaient fréquemment la visite de Mme Schneider et de sa fille, devenue en 1858, Mme Alfred Deseilligny.
Mlles Clémentine Pastel et Alexandrine Mutel se partagèrent la direction générale de leur atelier en s'adjoignant les meilleures élèves. Les fabricants de Bayeux, qui s'étaient réservé le monopole des dentelles du Creusot, continuaient d'envoyer les dessins, prêts à être reproduits, en inscrivant sur chacun le prix de la main-d'œuvre qui devait être payé aux ouvrières.
Celles-ci travaillaient donc toutes à la tâche et d'après ces prix.
La paie se faisait, pour toutes les ouvrières, le 1er de chaque mois.
Toute ouvrière pouvait verser ses économies à la Caisse de l'usine, au taux de 5 %. Capital et intérêts étaient remboursés à la déposante, soit sur demande, soit à l’époque de son mariage ou de sa majorité. A la fin de l'année, pour les dentellières, comme pour les élèves des religieuses, avait lieu, à l’école des filles, une distribution solennelle de récompenses consistant en livres, argent et vêtements.
En 1858, une crise commerciale fit baisser partout la vente et les prix de la dentelle à la main. Elle avait pour cause l'extension de la dentelle à la machine qui, vu ses bas prix, se répandait avec profusion ».
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Devant des résultats aussi peu rémunérateurs, Mme Schneider envoya M. Nolet visiter les meilleurs ateliers, afin de s'inspirer de leurs méthodes de travail.
Or, il constata que la différence des gains entre les ouvrières du Creusot et celles des autres régions tenait uniquement à leur plus ou moins grande habileté, ainsi qu'au nombre d'heures de travail.
Alors qu'en Normandie, les plus expertes formaient une importante majorité et qu'elles étaient sans cesse occupées à leur métier traditionnel, au Creusot, le plus grand nombre se composait d'enfants et d'apprenties dont le métier même était encore dans l’enfance. Cette inégalité se rencontrait ailleurs qu'au Creusot. Dans la Haute-Loire, l'ouvrière gagnait quelquefois jusqu'à 3 francs par jour à Craponne, tandis qu'à Pradelles son salaire atteignait à peine le même chiffre par semaine et même par quinzaine. |
On peut en conclure:
- que la différence des gains ne fut pas une cause sérieuse du ralentissement et de la suppression de la fabrique du Creusot
- que la fabrique de Bayeux dut ressentir ces deux résultats avec plus de tristesse que de joie, puisque si les ouvrières du Creusot gagnaient peu, elles furent, pour les vendeurs de leurs produits, la cause d'un bénéfice manifeste.
Cherchons tout de suite les causes qui contribuèrent à la fermeture des ateliers du Creusot. Grâce au progrès constant de la population, les dentellières trouvèrent plus facilement à se marier et à s'occuper comme blanchisseuses, couturières, modistes, employées de magasins, domestiques à l'année, ménagères à la journée, etc ..., et à obtenir des salaires supérieurs à celui que pouvait leur procurer l'industrie de la dentelle. C'est pourquoi l'atelier central et trois des petits ateliers succombèrent successivement et progressivement, faute de recrues. A son grand regret et dans son impuissance à soutenir la lutte contre des circonstances plus fortes que sa bonne volonté, Mme Schneider dut se résoudre à fermer la fabrique de dentelles en 1866.
Après 1866, le petit atelier de la rue de Mâcon resta seul ouvert pendant quelque temps. Quoique ses élèves se fussent un peu dispersées, la directrice, Mlle Vary, ne cessa pas de cultiver sa profession de dentellière. Envoyée par Mme Schneider dans différentes villes pour se perfectionner, elle acquit ainsi une remarquable dextérité dans l’art spécial de réparer et raccommoder les dentelles. Elle en donna la preuve dans l'exécution d'une voilette que Mme Schneider lui commanda pour son usage et qui valut à l'artiste une médaille d'argent à l'Exposition Régionale d'Autun, en 1888.
Si les cristaux taillés à la main à la cristallerie de la Reine, fondée au Creusot par Marie-Antoinette, sont devenus rares et justement recherchés, les dentelles à la main exécutées à la fabrique établie par Mme Eugène Schneider de 1844 à 1866, sont des reliques non moins précieuses et plus rares encore. Elles subsistent comme un témoignage de la sollicitude de Mme Schneider pour la population ouvrière du Creusot.
(d'après H. Chazelle et JB. JANNOT - Une grande ville industrielle Le Creusot - 1958)
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