Les Etablissements Schneider
Economie sociale
Introduction
Après un historique du Creusot de 1253 à 1912, cet ouvrage (non signé) présente les "bienfaits" apportés par les Schneider à la population du Creusot. Véritable bible du paternalisme, on ne pourra réellement apprécier son contenu qu'en faisant un rapprochement avec le livre de Jean-Baptiste DUMAY : Un fief capitaliste.
Documents
et textes d'après
"Les Etablissements Schneider - Economie Sociale"
1912 - Lahure Ed. |
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INTRODUCTION
« Les hommes de métier n'ont pas seuls des enseignements à tirer du Creusot; en parcourant la ville, en faisant connaissance avec les habitants ..., le moraliste, le philosophe, l'économiste trouveraient aussi ... le sujet de plus d'une étude et matière à plus d'une observation. » Telle était, en 1866, la conclusion d'un travail relatif à la grande industrie française. Dès cette époque, en effet, MM. Schneider n'avaient pas seulement donné un merveilleux essor à leurs fabrications, ils avaient aussi pris de nombreuses initiatives en vue de développer, à tous égards, le bien-être de leur personnel.
L'Exposition Universelle de 1867, où, pour la première fois, un groupe spécial important était institué afin de « faire connaître les différents moyens employés pour accroître l'instruction, le salaire et la sécurité de l'ouvrier », mit en lumière le rang conquis par MM. Schneider en matière d'Économie Sociale. « Les visiteurs, dès leur entrée dans le pavillon du Creusot, éprouvaient une sorte d'admiration recueillie devant cette puissance industrielle qui se révélait à eux, en même temps qu'ils étaient touchés de cette sollicitude pour l'ouvrier, dont les preuves s'offraient à chaque pas ».
A un demi-siècle de distance, il n'est pas sans intérêt d'examiner comment les questions d’Economie Sociale étaient déja posées et résolues dans les Établissements Schneider, au moment où la création du dixième groupe, à l'Exposition de 1867, était considérée, par ses rapporteurs mêmes, comme une réelle innovation, justifiée par l'attention qui commençait à s'attacher au sort des ouvriers. Nous nous bornerons d'ailleurs à citer, à cet égard, quelques passages de diverses publications parues vers cette date.
Le développement de l'instruction, générale et professionnelle, avait été l'un des premiers soucis de MM. Schneider et, en moins de trente ans, des résultats fort appréciables étaient obtenus. « L'École du Creusot, mais c'est presque une Académie au petit pied, à cela près qu'elle s'est constituée librement, ce qui n'est guère le cas pour les autres Académies. Aussi cherchait-on encore, dans les lycées et les collèges, les formes à donner à ce qu'on a appelé successivement renseignement professionnel, spécial, technique, que déjà cet enseignement était en vigueur au Creusot… Sous le couvert d'une instruction primaire se cache ici un programme des plus complets. L'École comprend neuf classes et, dans les classes inférieures, on s'en tient, en effet, aux éléments; mais, à mesure qu'on s'élève, les facultés se multiplient, si bien qu'à la première classe on est en face d'études fort étendues dans les lettres comme dans les sciences, exercices de style, histoire de France, cosmographie, arithmétique, algèbre, géométrie descriptive, mécanique, physique, chimie, sans compter les arts d'application, comme les éléments de sculpture et de dessin. Il s'agit ici, comme on le voit, d'un véritable enseignement spécial, et cet enseignement a ceci d'excellent qu'il est né de besoins constatés et donne à ces besoins une satisfaction immédiate. »
« Aux jeunes filles on apprend les premiers rudiments et la couture. Les ouvroirs de dentelles du Creusot travaillent pour le commerce. »
« L'instruction n'est pas gratuite, mais la rétribution mensuelle est réduite à 75 centimes pour les enfants d'ouvriers et à 1 fr. 50 pour les autres. Cette dépense très légère paraît avoir l'avantage de stimuler la surveillance des parents, sans créer un obstacle à leur bonne volonté. D'ailleurs, tous les ans, le Conseil Municipal d'une part, MM. Schneider de l'autre, consentent la gratuité pour tous les enfants qui présentent une demande motivée. »
« L'instruction n'est pas non plus obligatoire, mais nul enfant du Creusot n'est reçu à l'Usine s'il ne sait lire. A sa sortie de l'École, chaque élève est placé par les chefs de l'Usine d'après ses notes, ses aptitudes et ses succès, sans distinction de familles, sans autre titre de préférence que les droits acquis à l'École .... La sollicitude des directeurs suit les jeunes gens à la sortie de l'enfance. Dans la vie sociale, elle leur procure de nouveaux éléments d'instruction au moyen d'une bibliothèque et de cours d'adultes. »
« Grâce à cette énergique conspiration contre l'ignorance, la proportion des illettrés, parmi les conscrits nés au Creusot, n'a été en moyenne que de 9 % pendant les six dernières années, tandis qu'elle a été, pendant la même période, de 31 % pour les jeunes gens nés hors du Creusot. »
« D'ailleurs chaque année amène un progrès, et comme tous les enfants, pour ainsi dire, vont à l'École, il est permis d'espérer que, d'ici peu, on ne rencontrera plus d'illettrés parmi les jeunes gens élevés dans la localité. »
« L'influence de l'École a été grande sur la population, mais il serait injuste de méconnaître le concours que lui a prêté l'augmentation continue des salaires. Une rétribution plus élevée a permis à l'ouvrier d'améliorer son logement, sa table, et de mieux réparer ainsi ses forces, de payer l'instruction de son enfant et de le retirer moins vite de l'École pour l'Atelier. »
« Le mouvement des salaires se lie d'une manière étroite à l'avancement du Creusot. » … « Le salaire n’est pas payé à la journée, rarement il l'est à la tâche, presque partout il résulte d'un marchandage, ou prix fait, avec des primes variées, suivant les cas et les spécialités, en vue de stimuler et de récompenser l'activité et l'intelligence. »
« La fixation des salaires ne soulève pas de débat irritant et se base, d'après des éléments incontestables, sur les services effectivement rendus. »
« Dans cette distribution des salaires on ne voit figurer nulle part, dans les états du Creusot, un chapitre qui joue un rôle ailleurs, les amendes. Il y a peu d'exceptions, en France, à l'emploi de ce moyen de discipline, assaisonné des plus ingénieux déguisements .... Le Creusot, sur ce point, se gouverne à la façon anglaise : les amendes, réduites à un petit nombre de cas, n'y existent pas comme régime .... La discipline de l'Établissement n'en est, pour cela, ni moins entière, ni plus relâchée; elle a ses formes particulières, l'avertissement officieux, l’avertissement officiel, la mise à pied, puis le renvoi sans espérance de retour. C'est un procès qui s'instruit et se juge d'instance en instance. »
« Quant à la durée de la coopération, elle est des plus satisfaisantes et atteste, dans l'esprit de la population, cette satisfaction qui la détourne du changement. Il n'est pas rare de rencontrer, dans les mêmes ateliers, trois générations. On trouve souvent, sur les contrôles, des familles comptant jusqu'à 15 et même 20 individus employés à l'Usine »
Toutes les questions relatives à l'hygiène de la population sont activement surveillées et « les épidémies qui ont, à diverses époques, visité la France se sont toutes arrêtées aux portes du Creusot. » De nombreuses maisons ouvrières sont édifiées : « la cité ouvrière de la Villedieu vient d'être construite sur le type de l'entier isolement des ménages et déja les ouvriers s'en disputent les demeures, à peine lambrissées et couvertes .... La cité de la Villedieu est un modèle de cité ouvrière ! »
De plus, « 700 jardins environ, d'une surface de 25 hectares, sont cédés par l'Usine aux employés et aux ouvriers, moyennant une location purement nominale de deux francs par an. »
Mais « graduellement et fidèles à un système de bonne administration, qu'ils ont appliqué à tous les cas analogues, MM. Schneider ont ralenti leur action directe, dès qu'ils ont pu y substituer celle des particuliers. » ... « Ceux qui ont l'instinct de la propriété ont la faculté d'acheter un logis et ses dépendances; ainsi s'est réalisé le rêve, sur l'ouvrier-propriétaire, de quelques économistes. »
D'ailleurs, « c'est surtout dans la constitution de l'épargne que se trouve l'indice le plus fidèle de la bonne condition morale présentée par la population du Creusot. » ... « MM. Schneider se sont ingéniés à encourager chez leurs ouvriers le goût de l'épargne et de la propriété et ont mis en œuvre, dans ce but, les moyens les plus variés, tels que : vente de terrains à bon marché, intervention gratuite des architectes, livraison des matériaux, enfin avances s'élevant parfois jusqu'à un total de 5 à 600.000 francs. »
MM. Schneider s'assurent aussi que les approvisionnements de la ville correspondent à l'accroissement de la population : « Si une marchandise de grande consommation n'arrive pas dans la localité ou si elle n'y parvient qu'à des prix trop élevés, l'Usine se la procure à bon compte et la débite dans un magasin spécial, pour faire l'éducation du commerce local, sauf à lui laisser le champ libre dès que cette intervention est jugée inutile »
Enfin, « des caisses de retraites et de secours fonctionnent pour les vieillards et pour les malades. Les soins des médecins et les remèdes sont gratuits. Un hôpital reçoit les blessés, un asile les veuves âgées, sans ressources. »
Telle fut l'œuvre accomplie avant 1867. Sans doute, elle était loin de son extension actuelle, mais, déjà considérable pour l'époque, elle se faisait remarquer par la diversité de ses moyens d'action, peut-être plus encore par les idées directrices qui l'avaient inspirée, et, en bien des cas, par son rôle précurseur. La formation professionnelle, l'évaluation des salaires, la constitution de l'épargne, le problème de l'habitation ouvrière, le régime des allocations aux malades et aux blessés avaient reçu des solutions qui, après avoir longtemps fait leurs preuves, conservent tout leur intérêt théorique et pratique.
L'impulsion donnée fut méthodiquement suivie. Les institutions existantes furent améliorées, dans leurs détails ou dans leur mode de fonctionnement; de nouveaux problèmes furent étudiés et résolus, avec le même souci d'équité et de sollicitude pour les travailleurs: réglementation des heures de travail, épargne scolaire, développement du service hospitalier, maison de retraite pour les vieillards. Dans un rapport à l'Institut, remontant à 1893, M. Georges Picot déclarait que « l'ensemble des institutions de prévoyance, créées par MM. Schneider depuis 1836, comprend tout ce qui concerne la vie de l'ouvrier. »
Et cependant, depuis la publication de ce rapport, combien de questions importantes ont encore été l'objet de dispositions spéciales: réglementation de l'hygiène et de la sécurité du travail, création de l'enseignement professionnel supérieur, développement de la mutualité, inspection médicale scolaire, création de l'enseignement ménager, instruction et éducation des orphelins de père ou de mère, préparation militaire, etc ....
Celles de ces institutions qui concernent, d'une manière plus particulière, l'organisation sociale, retiennent l'attention à un double point de vue: d'un côté, par leur caractère nettement professionnel et corporatif, d'un autre côté, par leur antériorité souvent très longue par rapport à des dispositions législatives plus ou moins récentes, ou même à l'étude, avec lesquelles elles ont de grandes analogies et qui semblent parfois s'en être inspirées.
La création d'un nombre croissant d'Établissements, en diverses régions de la France, a incité MM. Schneider à ne pas maintenir rigoureusement, dans des centres de mentalité et de traditions très différentes, le cadre primitif, tracé à quelques-unes de leurs institutions au Creusot ou dans les Établissements voisins : ils ont alors cherché à concilier l'harmonie d'une même conception sociale avec le respect d'usages locaux, De là les modalités variées que l'on pourra constater dans certains cas : les questions d'Économie Sociale sont trop complexes et trop délicates pour ne pas exiger, comme premier élément de succès, des appropriations et des adaptations, suivant les circonstances de temps et de lieu.
En indiquant la voie suivie par MM, Schneider, depuis de longues années, nous chercherons surtout à dégager les idées générales et les méthodes mises en œuvre, évitant les précisions de chiffres et les détails d'organisation, qui sont d'ordre uniquement intérieur et dont beaucoup, du reste, surchargeraient sans profit un exposé succinct, parce qu'ils sont, pour la plupart, fonction de contingences particulières.
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